samedi 25 octobre 2014

Le passage de la "Nouvelle Frontière": un sejour en pays Oïgur


Si le periple en Asie Centrale presente une certaine continuite depuis la Turquie, l'arrivee en Chine marque une rupture, que le pays ouigur tempere en sa qualite d'espace-tampon entre deux mondes.
Representant un sixieme de la superficie de la Chine, le pays oigour, appele officiellement Djinyang (1) -nouvelle frontiere- est constitue par une population de tradition d'elevage, musulmane et turcophone. L'ecriture est en arabe et la langue ressemble assez au turc, ce qui nous facilite la communication une fois de plus. La position strategique et les importantes reserves d'hydrocarbures du Djinyang ont attire la convoitise du gouvernement chinois qui exerce, comme au Tibet, un controle brutal de cette zone animee de longue date de velleites independantistes, surfant sur la guerre contre le terrorisme en vogue depuis 2001 pour arreter et executer les activistes musulmans un peu trop remuants.

Voulant eviter l'autoroute pour rejoindre Kashgar, nous nous retrouvons sur une mechante piste sableuse serpentant autour d'une riviere qui nous oblige a de nombreuses traversees dans l'eau.
Kashgar propose des pistes cyclables en parallele de chaque avenue. Mais plus un velo n'y circule, ils ont laisse place aux scooters electriques!
Sur ce terrain accidente, nos allemands sont plus a l'aise... mais le tandem prendra sa revanche sur le goudron.
Nous ressentons assez rapidement cette tension, quand, pour notre deuxieme nuit en Chine, nous campons dans un champ avec nos amis allemands. Alors que nous plions le camp, une dizaine de policiers en armes nous encerclent puis nous invitent a les suivre au poste. Apres y avoir attendu un traducteur pendant deux heures, un interrogatoire precis s'ensuivra : avons nous eu des contacts avec la population locale, qui nous avait invite sur ce terrain, avons nous pris des photos (le contenu de nos appareils est methodiquement epluche), enregistre des temoignages? Les consignes sont claires: limiter au maximum les contacts, pas de photos des dispositifs policiers, signaler quiconque nous inviterait et surtout ne pas parler de politique. Un peu genes, nos pandores temperent qu'il s'agit bien entendu de mesures pour notre securite, la region abritant de dangereux terroristes... L'ambiance est cordiale, mais le ton est donne. Nous sortirons de cette entrevue abasourdis, comprenant qu'il est temps de faire une croix sur l'extraordinaire hospitalite de l'Asie Centrale, et qu'en tant que temoins exterieurs de cette annexion, nous ne sommes pas les bienvenus.

Les affiches placardees un peu partout donnent le ton.
Au milieu de la ville, sur la place Mao Tse Tung, une
statue geante de ce dernier gardee par une colonne de
vehicules blindes rappelle qui commande...
Portrait dans une rue de Kashgar. Le chapeau oïgur ressemble fortement a celui de Ouzbeques.
Les deux jours de piste pour rejoindre Kashgar nous auront valu deux controles policiers. Nous arrivons alors dans cette cite mythique de la route de la soie, verrou strategique encastre entre des chaines depassant 6000 metres -l'Himalaya au sud, le Pamir a l'ouest, les Monts Celestes au nord- et le terrible desert du Taklamakan (le "lieu d'ou l'on ne revient pas") a l'est, ou les caravanes, ayant traverse le Pamir, echangeaient leurs yacks pour des chameaux et reprenaient haleine avant la traversee de ce desert de sable long de 1000km et large de 400.
Nous posons nos affaires dans l'auberge du Chameau qui, pour 30 yuans (5$) la nuit, accueille nos deux tentes sur son toit. Offre imbattable, nous y passerons quelques jours.Une animation prodigieuse regne dans cette ville! Les rues noires de monde sont bordees d'artisans divers s'activant dans leur boutique-placard dont les deux battants ouvrent sur la rue, de cuisines ambulantes proposant des assortiments de pates a 5 yuans le bol, d'etals de reptiles seches, tandis qu'entre les passants zigzaguent en klaxonnant les triporteurs electriques transportant personnes et/ou moutons a grosses fesses, aliment de base de la cuisine oïgur.

Avec cette vue il faut imaginer le concert de klaxons et des alarmes des scooters -qui se declenchent au moindre choc, le cri du marchand de melons, le belement d'un mouton attache
quelque part a un poteau...
Notre premier repas est un choc culinaire. De gauche a droite:des rubans de blanc d'oeuf, tofu, en vert: legumes rapes, en blanc: fecule de riz servie sous forme de rectangles gelatineux, poix chiche, tagliatelles obtenues en decoupant de grandes crepes cuites a la vapeur.
Les fameux reptiles seches vendus dans l'etal des epices...
Le marche de nuit reserve encore bien des emerveillements par la feerie de ses couleurs:
Sous des parasols dans les halos jaunatres des lampes a incandescence cuisent cote a cote ici du plov dans un gros chaudron, ce riz gras aux legumes, la dans des tourbillons de vapeur on retire les paniers en bambou de mantes (1y) ces raviolis au mouton, dans les volutes de fumee acre grillent les shashliks et les oeufs d'oie a la cendre, plus loin on etire les lahmans (10y) en grands echeveaux avant de les plonger dans l'eau bouillante, et enfin les grands woks dans lesquels cuisent au court bouillon toutes sortes de brochettes de champignon, tofu, oeufs... coutant 1 l'unite. Pour le dessert, nous goutons les delicieux nougats aux noix, le riz gluant cuit dans une feuille de maïs et servi avec un fromage blanc aigre recouvert de melasse. Chaque echoppe propose quelques tabourets pour les clients et des assiettes enveloppees dans un sac plastique qui dispense de vaisselle. Tout crie, gesticule, slurpe, crache, etincelle, bouillonne et embaume, c'est une fete des sens dont on rentre etourdi et le ventre plein.

Le marche de nuit de Kashgar: a chaque parasol son menu!
Les brochettes a un yuan piece.
Un artisan dans son atelier-placard.

Oïgurland

Mais depuis une dizaine d'annees, ce joyau est la proie des buldozers chinois qui rasent la vieille ville sous pretexte de securite - les normes sismiques sont elles une raison suffisante pour detruire des batiments vieux de plusieurs siecles?
 A la difference de Gaza, l'occupant reconstruit ici des batiments dans lesquels les habitants sont reloges. La vieille ville a ainsi ete recreee sur la base d'une architecture pseudo orientale idealisee qui etincelle a la maniere d'un parc d'attraction. Chaque boutique presente une legende dans les trois ecritures "ferronnier", "boulanger", "menuisier"..., des panneaux jalonnent la ville detaillant les traditions oïgures. Toute cette mise en scene provoque un malaise croissant -sommes nous dans un musee, une reserve indienne?- qui culmine lorsqu'on atteint les restes de la vraie vieille ville: un ilot de batiments encore habites eclaire la nuit par des projecteurs et entoure de palissades de chantier qui signalent sa fin prochaine.
Comme le Tibet en offre un second temoignage, la folklorisation de la culture oïgur, premier volet de la strategie de nivellement de l'identite des peuples refractaires (2), s'accompagne d'un deplacement massif de colons hans par des mesures incitatives -presque tous les postes administratifs sont occupes par ces derniers - et par developpement massif du tourisme interieur. La population oïgure est ainsi passee de 90% a moins de 50% en dix ans dans la region.Les hans que nous rencontrons ont un comportement colonial typique, comme les russes de Tashkent, l'anachronisme en moins: les "locaux" sont consideres avec condescendance et bien sur aucun d'eux ne parle un mot d'oïgur.

La nouvelle "vieille ville" en construction
Les restes de la vraie vieille ville. Notez la rangee de
projecteurs au pied - qui permet aux habitants de
realiser des economies d'electricite.
En peripherie de la ville, des armees de batiments identiques
destines a accueillir la vague de colons. Nous evaluons la
capacite de cet ensemble seul a 20 000 personnes.
L'auberge du Chameau accueille surtout de jeunes touristes hans qui visitent les confins de leur pays. On y trouve notamment une carte en relief du Djinyang qui nous permet de preparer notre prochaine etape: la traversee du Taklamakan par la route sud. Un itineraire de 1500km plus sauvage que la route nord, suivi par Marco Polo, longeant le plateau Tibetain et ses sommets a 7000 metres. On nous promet en outre dunes et chameaux en quantite, ce qui acheve de nous decider pour celui-ci!

Lors d'une soiree a l'auberge du chameau, nous cuisinons une mousse au chocolat... qui est mangee avec des baguettes!
Un petit concert s'ensuit, l'occasion de promouvoir la francophonie.
Sur la carte du Taklamakan (la grande zone plate sur le tiers inferieur), Marlene vient de trouver un col a 4200 metres. Aie.

(1) En phonetique

(2) Meme si tout cela est un peu plus subtil que ce que nos ancetres ont commis dans leurs colonies...

mercredi 22 octobre 2014

On a roulé sur le Pamir

"Bienvenue au Kirghizstan!" (1) Apres quelques rapides formalités douanières au cours desquelles on nous demande -encore un pays ou la barbe n'a pas la cote!- les raisons de notre séjour en Iran et si nous avons visité l'Afghanistan, nous entrons dans ce pays sympathique qui ne demande pas de visa. Le peuple semble y jouir d'un pouvoir relativement important au vu des émeutes de la dernière décennie qui ont plusieurs fois renversé des chefs d'état jugés trop corrompus (2). Autre point positif, le kirghise est très proche du turc, contrairement à ce que nous avaient affirmé plusieurs ouzbèques -"on ne comprend rien à leur langue!", ce qui nous permet de nous sentir comme à la maison.

Coucher de soleil sur la grande rue de Osh

A deux pas de la frontière ouzbèque, Osh est la première grande ville que nous traversons depuis Tashkent. Nous y séjournons deux nuits pour nous mettre à jour de nos correspondances: impression des photos et envoi à nos hôtes iraniens et ouzbèques, blog, emails, etc...
Nous goûtons dans un restaurant un met délicieux: des rouleaux de pâté gros comme le poing, farcis d'un mélange qui n'est pas exclusivement composé de viande (rareté en Asie Centrale!) et cuit a la vapeur à la manière des raviolis chinois (appelés ici manti). On nous apprend que cela s'appelle des oromos et nous en commandons à nouveau le lendemain à midi et le soir (3), puis demandons la recette à l'homme qui les cuit à l'entree dans des paniers de bambou empilés en colonne. Il nous invite à repasser le lendemain matin.
Le lendemain nous ferons connaissance avec les cuisinières de l'arrière cour, ouzbèques et kirghises, et admirerons avec quelle dextérite elle réalisent toutes sortes de mets à base de pâte: oromos, samosas et mantis. La recette et les étapes seront dument consignées afin d'assurer une éventuelle reconversion à notre retour...

Le comptoir du boucher affiche la marchandise du jour
Confection des oromos dans l'étape cruciale:
le roulage du grand disque de pâte garnie
Les fières cuisinières tenant les plateaux d'oromos avant la
mise en vapeur. On en salive rien qu'en consultant les photos!

La route qui quitte Osh par le sud s'élève progressivement en zigzagant dans un paysage austère de montagne -la neige doit rester longtemps ici- qui doit nous mener trois jours plus tard au point critique de notre itinéraire: le col du Taldik, porte d'entrée de la chaine du Pamir vers la Chine. Nous sommes inquiets sur l'accessibilité du col car, suite à une nuit pluvieuse, la température à baissé rapidement.

Arrivés à la nuit tombante dans le bourg de Gulcha, nous sommes heureux de trouver au centre un terrain vague pour poser la tente. Nous serons réveillés à 4:30 par un concert de camionnettes, meuglements, braiments, hennissements et bêlements. Il semble qu'on décharge l'arche de Noé. La température étant de 5°, nous attendons le jour. Lorsque nous sortons la tête, quelle surprise: le terrain est submergé d'une marée dense d'hommes et d'animaux. Il s'agit du célèbre marché mensuel aux bestiaux de Gulcha! Nous resterons un moment à observer cette foule d'hommes en chapeaux qui s'affaire, racole, jauge les bêtes et négocie. Les négociations des prix sont réalisées en secret entre le vendeur et l'acheteur par le moyen de pressions des doigts exercées lors d'une longue poignée de main.

Passage d'un pont suspendu aux planches parfois pourries.
Marlène, prudente, prend des photos puis traversera à son tour!
Marché au bétail de Gulcha.
Une référence pour les amateurs de chapeaux.
La fameuse poignée de main du négoce, difficile à saisir.
A droite, le vendeur tente de convaincre l'acheteur
tout en envoyant des signaux de prix avec sa main.

Sur la route, nous croisons deux cyclistes allemands parvenus ici par la route nord (4) et rejoignant eux aussi la Chine. Nous montons ensemble le plus haut possible pour attaquer le col le lendemain. Levés un peu avant le jour, nous enfilons tous nos vêtements car le froid est mordant et partons à l'assaut du col sur les interminables lacets ou râlent les moteurs de camionnettes poussives.
Finalement le col du Tadik porte bien son nom, car comme pour le plat c'est la partie la moins appétissante de l'itinéraire qui se révèle la plus savoureuse (5). Le col, atteint vers 9h, est heureusement encore dégagé de toute neige et offre une premiere vue sur des sommets blancs. Mais c'est en arrivant quelques kilomètres plus loin à Sary Tash, petite bourgade à 3000m d'altitude, que le Pamir surgit dans son écrasante splendeur. Pendant deux jours nous roulerons sur cette mythique route du Pamir, mince ruban rectiligne de goudron au milieu d'une plaine immense ou galopent des chevaux par centaines sur un horizon barré par cette muraille d'une blancheur effrayante. Nous serions bien restés plus longtemps dans ce paysage fantastique, mais l'hiver semble s'installer et le vent glacial nous chasse vers de plus modestes altitudes.

Les longs lacets menant au col du Taldik.
Nous sommes à 3000 mètres, pourtant l'altitude n'est
pour rien dans la sensation d'écrasement
que ressent le voyageur qui aborde Sary Tash.
Le pic Lenine (oui, les soviétiques sont passés par là)
qui dépasse 7000m.

Arrivés près de la frontière chinoise en reconnaissance pour le lendemain, nous passons in extremis le soir même, une demie heure avant la fermeture annuelle pour 10 jours. (6) La douane chinoise aspire a une image de rigueur et de modernité. Des prospectus montrant une souriante douanière en élégant tailleur, clament que 90% des passages s'effectuent en moins de 20 minutes. Mais sous ce vernis germanique ne tarde pas à se manifester l'habituel chaos de l'Asie Centrale. L'entrée en Chine ne peut se faire hélas à velo. Nous devons emprunter un taxi accrédité (7) pour traverser les 200km de no man's land jusqu'à la deuxième douane et nous voyons défiler sous nos yeux dépités un paysage grandiose de montagnes rocheuses aux formes extravagantes qui eut constitué une des plus belles portion de notre itinéraire. A la deuxième douane recommence toute la procédure et nous entrons en Chine à la nuit tombée en songeant rêveurs au slogan de la douane entrevu 6 heures de procedures plus tôt:"confortable, instant, intelligent"...

Surpris par une tempête de poussière, nous trouvons
refuge pour la nuit dans la douce chaleur de la
maison de Mamurajan et de sa famille.
Sur une improbable route de crête surplombant l'immensité
à 3600m, le tandem est balayé par un vent démentiel.
Une étrange chimère nous observe: bon sang, une chèvre-lapin!

(1) Kirghizstan ou Kirghizistan? On trouve en France des deux orthographes. Comme tous ses voisins, ce pays porte le nom d'un peuple, ici les kirghises, suivi du suffixe "stan", qui signifie "pays des". D'où la préférence pour la première solution dans le texte.

(2) C'était du moins le cas jusqu'en 2009, mais depuis lors les dérives autoritaristes du pouvoir en place tendent hélas à rappeler l'Ouzbekistan.

(3) pour 2 soms l'oromo et 1 som la théière de 1L, nous nous faisons des festins pour 12 à 15 soms à deux, l'equivalent de 4 à 5$.

(4) Pologne, Ukraine,Kazakhstan, Ouzbekistan

(5) En Iran, la Tadig est la partie grillée, voire brulée au fond d'un plat de riz dont tout le monde raffole.

(6) Sur la dizaine de personnes successivement interrogées, la plupart nous affirme que, la frontière étant fermée samedi et dimanche, elle ouvrira une dernière fois le lundi avant les vacances. En réalité, elle sera ouverte au contraire exceptionnellement le dimanche avant fermeture. Contretemps que nous eussions trouvé fâcheux à cette altitude avec la récente dégradation du temps.

(7) Tarif à "négocier" avec le taxi, sachant qu'il n'existe aucune autre possibilité. Taxi qui boit et fume en conduisant, double toutes les limites de vitesse, réalisant de brusques embardées de temps à autres pour éviter un âne ou un chameau qui trotte sur l'autoroute!

samedi 4 octobre 2014

De Tashkent au Kirghizstan

L'un de nous deux ne parvenant à s'habituer aux deux selles du tandem, nous en faisons envoyer une différente par les parents chez un des seuls membres du réseau d'hospitalité cycliste Warmshowers d'Ouzbekistan. Oskar nous reçoit aimablement chez lui pendant deux jours et nous permet d'entrer en contact avec la population russe de Tashkent(1), qui vit recroquevillée dans cette nostalgie typique des communautés post coloniales: aucun d'eux ne parle un mot d'Ouzbèque, ce qui restreint les contacts avec les locaux au strict nécessaire, refus d'utiliser les "nouveaux" noms de rues -nous tournerons un moment a la recherche de son adresse russe qui n'existe plus- idéalisation de la nation, on nous soutiendra que le "vrai" ouzbèque n'a pas les yeux brides ni la peau sombre, dédain général pour la population locale. Nous aurons la mauvaise idée de passer à la poste centrale pour envoyer un colis contenant quelques cadeaux et affaires. Dans ce grand immeuble de béton bât encore le coeur de la bureaucratie soviétique. Une salle gigantesque donne sur 5 guichets tenus par des hôtesses irascibles qui consentent, après nous avoir renvoyés d'un guichet à l'autre, scruté tout le contenu du colis et consulté pour chaque objet un imposant registre poussiéreux, à nous expliquer que nous devons faire 4 colis différents suivant la catégorie d'objet indiquée par le registre. L'envoi de la longue vue, classé dans la categorie "reliques", doit faire l'objet au préalable d'une demande d'autorisation au ministère de la culture, celui de la carte mémoire est tout simplement interdit. Bien. Nous enverrons donc du Kirghizistan.
batiment sovietique de Tashkent, decoré 
d'un peu de propagande nationaliste.
Diner français chez notre hôte Oskar: 
ratatouille catalane et tarte tatin.
La poste surdimensionnée de Tashkent.

Munis de notre nouvelle selle, nous filons vers la vallée de la Ferghana. De parts et d'autres de la route, dans les champs de coton, des groupes d'adultes et de jeunes s'affairent. L'Ouzbekistan est critiqué par la communauté internationale pour pratiquer le travail forcé des enfants: chaque année, à l'automne, les fonctionnaires et élèves de lycée (2) (donc plutôt de grands enfants) sont réquisitionnés par l'état pour la récolte bénévole du coton. Une sorte de service civique annuel sans doute plus utile qu'un service militaire. Fort de cette main d'oeuvre bon marché, l'Ouzbekistan est le troisième producteur mondial de coton. Toute l'eau disponible est utilisée pour l'irrigation (3), le reseau d'eau pour les habitations étant sous développé et fonctionnant par intermittence. La population bénéficie en revanche d'un réseau de gaz omniprésent et quasiment gratuit: on peut laisser la gazinière allumée la nuit pour économiser les allumettes! Invités un soir dans l'appartement d'une famille adorable, le neveu nous propose de visiter le lendemain son école et de rester une nuit de plus. Le lendemain, nous sommes accueillis par le directeur et deux professeurs d'anglais qui nous font une visite guidée. De retour dans notre famille, alors que nous passons à table pour le déjeuner, deux policiers font irruption dans la salle à manger, et après un bref interrogatoire en russe, disparaissent avec nos passeports. Quelqu'un au lycée nous à denoncés (4). Le repas se passe dans une ambiance tendue. Nous craignons évidemment de causer des problèmes à nos hôtes. Une heure plus tard au poste de police, on nous rendra cordialement nos passeports, en nous enjoignant néanmoins de quitter la ville sur le champ. (5)

Groupe de tous âges récoltant le coton.
Ils n'ont pas l'air très motivés.
Une classe de première littéraire (linguistique), 
mélange manifeste de plusieurs peuples. 
Observez les posters militaires au fond.
En route pour le poste de police 
accompagnés par nos hôtes 
bien decidés a recupérer nos passeports.

Après un beau col à 2300m, au cours duquel nous serons contrôlés cinq fois par la police (en entrée et en sortie de deux tunnels!), nous redescendons sur la vallée de la Ferghana, cette region la plus orientale du pays secouée il y a quelques année par des velléités séparatistes écrasées dans le sang et aujourd'hui placée sous contrôle serré de l'armée. Ici, malgré l'oppression de l'état, l'hospitalité est équivalente à celle que nous vivons depuis la Turquie. Nous prenons l'habitude de diner dans des Tchaihanas (des jardins de thé, l'equivalent ouzbèque du biergarten allemand), de grands préhauts abritant des estrades garnies de coussins sur lesquelles on s'assoit pour déguster un thé ou manger (6). Les gérants acceptent que nous y installions ensuite la tente pour la nuit. Cela facilite en outre le petit déjeuner.

Une Tchaihana et ses estrades en bois. 
D'autres pièces fermées peuvent accueillir 
des groupes souhaitant plus d'intimité... 
ou des cyclistes français pour la nuit!
Autre utilisation possible des estrades.
Un petit déjeuner en compagnie des 
gérants de la Tchaihana. Les chapeaux 
nous renseignent sans ambiguité: 
nous sommes en Ouzbekistan!

La vallée de la Ferghana est plus religieuse que le reste du pays, beaucoup de femmes sont voilées et l'accueil est plus chaleureux. Nous pousserons toutefois un soupir de soulagement passant la frontière sans que nos rares certificats n'aient été vérifiés. Nous quitterons l'Ouzbekistan avec un sentiment mitigé pour ce peuple si attachant gouverné par un état paranoïaque. Ce qui interrompt hélas la sensation de sécurité et de bienveillance générale à chaque contrôle policier.


Le réseau de gaz serpente jusque 
dans les villages les plus reculés, 
marquant les rues de ses arabesques 
métalliques.
Il semble qu'on extraye également 
du pétrole près de la frontiere kirghize.
L'Ouzbekistan nous marque par la quantités 
d'affaires transportées dans les voitures. 
Ici deux ladas en route pour le marche...
Pour la suite, le tandem parviendra t-il à passer les terribles cols du Pamir avant l'arrivée imminente de l'hiver? Vous le saurez, fidèles lecteurs, dans le prochain numéro!



(1) Tashkent compte 2.3 millions d'habitants dont 20% de russes

(2) Sauf services de police et hospitalier! Un enfant de nos hôtes nous explique que deux filières sont possible au lycée, une technique et une plus théorique débouchant sur l'université, cette dernière filière étant exemptée de récolte

(3) La catastrophe écologique de la mer d'Aral au nord ouest en est la conséquence la plus spectaculaire.

4) Une étrange règle en Ouzbekistan oblige les touristes à s'enregistrer lorsqu'ils séjournent plus de deux jours dans une ville. Ces certificats étant delivrés par les hôtels pour touristes, la règle semble interdire tout camping ou nuit chez l'habitant. En trois semaines, nous ne dormirons que dans trois hôtels et retiendrons donc notre souffle à chaque contrôle policier. Ces certificats ne nous seront par chance jamais demandés (ce ne fut pas le cas pour d'autres cyclistes croisés).

(5) Sans doute pour nous éviter de devoir réaliser un enregistrement dans une ville ne comptant aucun hôtel pour touriste. Il semble d'après nos hôtes que la police n'ait craint que nous ayons réalisé quelque espionnage dans la ville voisine, hideuse mais industrielle.

(6) Un thé y coûte 500 sums (1 $= 3000 sums), une pastèque de 3 kg 1000 sums (30 c$), un repas pour deux 20 000 sums (6$).