mardi 16 juin 2015

De Vladivostok a Paris: 12 000 km sur les voies ferrées eurasiennes

Rencontre avec le gardien de l'est

Au terme de deux jours de traversées, nous entrons dans le port de Vladivostok (1), principal port de Russie sur le pacifique, stratégiquement positionné entre la frontière Chine/Corée du Nord et le Japon. Ce nom, comme Novosibirsk, Bangkok ou Malacca, porte en lui un lourd imaginaire. Mais nos visions romanesques de bourgade enneigée des confins orientaux où quelques militaires déportés noient leur nostalgie dans des tavernes en sapin, s'envolent bien vite à la vue de cette ville animée de 600 000 habitants. Membre du réseau cycliste warmshowers contacté par notre compagnon de voyage Jérémy, Evgenii nous invite également chez lui pour la nuit. Tâchant de ne pas se laisser semer par son vélo monovitesse qui se faufile avec adresse dans le trafic dense, nous nous laissons guider dans cette ambiance nocturne magique en écarquillant les yeux.
Arrivée dans le port de Vladivostok: Brume et navires rouillés plantent le décor dramatique du lointain Est.
Visite nocturne de la ville qui, avec ses rues en montagnes russes, n'a pas usurpé son surnom de "San Francisco de l'Est".
Notre hôte nous accompagne pour régler les "quelques détails" d'embarquement.

En voiture!

Avec un vague parfum d'Ouzbékistan, l'achat des billets nous confronte à nouveau à la complexité du système soviétique. Après plusieurs queues et d'interminables négociations, notre hôte nous obtient un billet pour les 2 vélos (celui de Jérémy et le nôtre). Le wagon à bagages n'existe pas et les chefs de wagons secouent la tête d'un air incrédule en marmonnant "problem, problem". Notre hôte, optimiste imperturbable, nous indique l'emplacement pour les vélos: le casier à bagages au dessus des couchettes! Tandis que nous tentons de lui expliquer sur le quai l'impossibilité de la situation, le départ du train est sifflé et nous enfournons pèle-mêle sacoches, tandem et vélo. Moyennant un démontage -le premier d'une longue série- deux ou trois traces de cambouis sur les draps blancs et quelques acrobaties, nous parvenons à insérer le tandem dans cet espace confiné. Le Vladivostok-Novosibirsk n'est heureusement pas trop peuplé.

Les quelques pauses quotidiennes du train permettent de se dégourdir les jambes ou de se ravitailler. 
Vue du wagon en 4ème classe: la table latérale pivote sur elle même pour former une couchette.
Marchandes de poissons séchés et de fourrures sur le quai de la gare d'Ilanskaya.

A bord du transsibérien

Les premières impressions à bord de mythique transporteur sont un peu décevantes, ce qui nous renvoie la démesure de nos clichés: le transsibérien est un vieux train de nuit semblable à ses cousins européens comme le Munich-Paris ou le Zurich-Sofia: pas de salle de bal, pas de riches lustres étincelant au plafond du wagon restaurant -ce qui n'aurait facilité le chargement du tandem!- mais des compartiments ouverts de 6 personnes donnant sur le tapis rouge élimé d'une allées étroite au bout de laquelle un imposant et antique samovar délivre de l'eau chaude à volonté. Outre un prix imbattable (2) le régime de 4ème classe nous offre un espace moins confiné -comment imaginer rester dans une cabine fermée durant 7 jours?- et plus convivial: nous tentons d'engager la conversation dans notre russe hésitant avec nos voisins impassibles qui passent leurs journées allongés à regarder par la fenêtre. Le paysage est grandiose: les immenses étendues d'herbe détrempées et les épais blocs de glace charriés par les rivières signalent la fin d'un hiver rude.

Eglise orthodoxe a Ulan Ude
En route pour le marché
Marché couvert d'Ulan Ude

Contrebande

De nombreuses haltes courtes ponctuent le trajet, au cours desquelles montent et descendent les voyageurs, mais deux fois par jour des arrêts de 20 minutes permettent de descendre à quai pour se dégourdir les jambes ou négocier des beignets de pomme de terre. Lors d'une de ces haltes à proximité du lac Baïkal, nous tentons d'acheter un poisson fumé à une vendeuse ambulante sur le quai. Mais alors que l'échange est conclu, notre marchande se ravise brusquement en soufflant "militsia". Puisque nos compagnons russes semblent acheter sans problème, nous insistons un peu plus loin, mais la scène se reproduit plusieurs fois sans que nous parvenions à semer les deux policiers qui ne nous lâchent plus. Alors que le train s'ébranle, pssst!, la première vendeuse s'approche de nous et nous montre discrètement un poisson caché dans le revers de sa veste, Marlène le dissimule dans la sienne, tend la somme convenue et nous sautons à bord avec notre poisson de contrebande abasourdis par cette scène surréaliste.
Florilège de bâtiments moscovites. En fond, les tours des quelques apparatchiks qui ont dépecé l'union soviétique dans les années 90.
Pomponnage fébrile du Kremlin pour les 70 ans de la victoire sur le nazisme. 
Répétition pour le défilé qui rassemble les patriotes de 7 à 77 ans.

Halte à Moscou

Après une halte à Ulan Ude, un passage devant le somptueux Baïkal recouvert d'une glace veinée sur lesquelles s'aventurent quelques pêcheurs, nous traversons des régions de plus en plus peuplées pour arriver à Moscou, plus grande ville d'Europe avec ses 12 millions d'habitants. Toute la ville est le siège d'une activité fébrile en préparation de la célébration du 9 Mai, fête russe de la fin de la seconde guerre mondiale, annoncé par Moscou comme le plus grand défilé militaire depuis 1945. Le pouvoir de Kiev étant taxé de fascisme, l'anniversaire des 70 ans est aussi l'occasion de récupération de la victoire sur le nazisme au profit d'une grossière propagande patriotique anti-ukrainienne. Nous tentons de poser le tandem à proximité du Kremlin pour le visiter, mais nous nous heurtons au refus obstiné des gardiens du parc qui, devant notre insistance pour trouver une solution, finissent par appeler la police. Nous renonçons à la visite et quittons au plus vite cette ville inhospitalière.

Marchande de souvenirs a Kiev: admirez les imprimés sur les rouleaux de papier toilette! 
Bar ambulant devant la gare de Kiev.
Les trains ukrainiens n'acceptent que les vélos emballés, ce qui complique les transferts d'une gare à l'autre.

Retour aux pays civilisés

La suite de l'itinéraire se complique: parvenus à Kiev, le train suivant exige d'emballer les vélos. Nous devons récupérer en hâte quelques cartons dans les poubelles pour empaqueter notre monture à nouveau démontée. Une fois à Budapest, le guichetier nous déclare que les vélos sont interdits à bord des trains hongrois et nous envoie à la gare de bus, où nous recevons la même réponse et l'on nous invite à quitter le pays à vélo! Le site de la deutsche bahn nous permettra heureusement de trouver des trains régionaux rejoignant Bratislava, puis Vienne, Salzburg et enfin Munich que nous atteindrons au petit matin après une nuit éprouvante. Après quelques jours de joyeuses retrouvailles avec nos amis et collègues munichois, l'aventure reprend: le guichet ne peut nous vendre de billet pour rejoindre la France, toute l'Allemagne étant paralysée par une grève des trains. Nous tentons néanmoins notre chance en montant dans un train rapide, interdit aux vélos, en comptant sur la souplesse des contrôleurs dans cette situation exceptionnelle: nous sommes expulsés au premier arrêt en rase campagne. Tandis que nous retentons notre chance dans le suivant, les contrôleurs ferment les portes en apercevant l'imposant colis et le train démarre emportant Marlène, bagages, argent et billets, et abandonnant à quai une passagère désespérée et un Olivier stupéfait tenant un tandem sans roue pour tout bagage. Miracle du voyage, un témoin de la scène propose son téléphone puis de payer un nouveau billet et nous nous rejoignons plus tard pour atteindre enfin Paris puis Gien tard dans la nuit après une journée riche en émotions.

Nous retrouvons les munichois très en forme à en juger par cette publicité: un coeur pour la Prusse, le reste pour la Bavière!
Transport du tandem dans le TGV entre Strasbourg et Paris
Retrouvailles à Gien avec la famille de Marlène.
Parcours du retour: Vladivostok-Moscou en 8 jours et un changement, puis jusqu'à Munich en 3 jours et 6 changements, puis jusqu'à Paris en 1 jour et 8 changements!
(1) Qui signifie, selon les sources, "mon Est" (notre hôte) ou "le seigneur de l'Est" (wikipédia). La ville est aussi appelée "Rade du concombre de mer" par les Chinois. On comprend que les russes préfèrent leur nom.
(2) 170€ par personne pour les 9000km et 8 jours de train! Le Munich-Gien nous coûte le même prix.